Comment as-tu rencontré les mondes subtils ?
Je dirai par mon corps. Depuis toujours, j’ai des maux assez intenses, des crises d’eczéma récurrentes, des migraines terribles, des règles terrassantes où j’entre dans des transes de douleurs, ça a pu faire peur à ma famille. Je ne suis jamais tranquille, un mal en chasse un autre. Mon corps a toujours été mon pilote intérieur sensible et le jour où j’ai compris qu’il avait des histoires à me raconter, mon rapport à la douleur a commencé à changer. Aujourd’hui les crises se sont espacées et je vis au quotidien avec des manifestations plus légères.
C’était quoi ce jour où tu as compris que ton corps te racontait des histoires ?
C’était un processus dans le temps mais si je devais choisir un moment clé, je dirai que c’est lorsque j’ai rencontré Aude Ferté.
C’est ma mère qui m’a amenée faire un soin avec Aude. A l’époque j’étais envahie par l’eczéma, par la colère, et je souffrais terriblement au moment de mes règles. Le soin a été un vrai premier contact avec le subtil. J’ai été époustouflée par la beauté et la puissance de la musique, du tambour et des chants de la chamane. Ça m’a emportée dans des paysages intérieurs que je n’avais pas soupçonnés. Ça m’a rendu quelque chose, une connexion, un lien fondamental, de l’ordre de ce qu’on a oublié mais qui était toujours là, simplement je ne le voyais plus. Avec ce premier soin j’ai vécu l’expérience de voir par l’écoute, je me sentais chez moi.
Plus tard, je suis retournée faire un soin avec Aude dans l’intention de l’enregistrer. À cette époque, je voulais faire une série de documentaire sonore sur les guérisseurs et les guérisseuses du monde qui utilisaient la musique et les histoires pour guérir. J’ai réalisé un premier épisode avec Aude et le soin que j’ai reçu à l’occasion de cet enregistrement a été fondateur. Car ce qu’elle m’a donné, en plus de la beauté de ses chants et de la musique, en plus du travail de libération de mémoire, c’était un accès à cette mémoire qui me conditionnait. Elle m’a donné une histoire, elle m’a raconté sur le plan symbolique ce que j’avais vécu sensoriellement. C’était extrêmement puissant. Mon histoire personnelle prenait sens, mes maux, mes douleurs, tout s’inscrivait dans un imaginaire simple, qui tenait en quelques minutes de récit.
Et c’était exactement ce que je cherchais à l’époque, comment raconter l’insaisissable pour que les autres le comprennent. Alors je me suis appropriée cette histoire et c’est devenu mon premier conte en podcast.
Comment sens-tu que se développe ta magie aujourd’hui ?
Je dirais que ce qu’il y a de magique, c’est qu’aujourd’hui je suis en train de récupérer toutes mes expériences artistiques, tous les chemins d’apprentissages que j’ai parcouru dans le son, comme ingénieure du son au cinéma, comme créatrice sonore au théâtre, et comme scénariste de mes propres films. Tout ça est en train de s’assembler autour d’une nouvelle pratique. Celle d’artiste, conteuse, guérisseuse.
Ce que je fais au théâtre y ressemblait déjà beaucoup.
Qu’est-ce que tu fais au théâtre ?
Je compose la musique de manière électronique intuitivement. Mon intention dans ce travail est d’induire un état de plateau pour que les acteurs accèdent aux émotions du spectacle et aux énergies qu’ils doivent incarner.
Peux-tu nous expliquer ce que c’est, un état de plateau ?
Ce que j’appelle état de plateau, c’est la part invisible du plateau de théâtre, c’est l’ambiance qui se joue entre les différents acteurs de la pièce : le décors, la lumière, la musique, les comédiens et comédiennes.
Dans le théâtre contemporain, on peut construire une pièce de théâtre sans texte au préalable. On dit que le travail d’écriture de la pièce est issu du plateau et commence au début des répétitions. La musique est alors créée au contact des répétitions. Elle arrive en même tant que l’écriture, que les acteurs et actrices et la vision du ou de la metteure en scène.
À mon sens, la musique doit permettre d’ouvrir un espace de jeu pour les acteurs. C’est comme un deuxième sol, un deuxième décor émotionnel. C’est ça que je cherche à activer dans mon travail, je participe à la rencontre des différents acteurs du spectacle en favorisant la connexion de chacun et chacune à un tout, qui est le spectacle.
Et au cinéma, quelle est la vision de ton art ?
Au cinéma, en tant que ingénieure du son, j’accompagne et j’enregistre l’inconscient du film. J’enregistre les mots et les histoires, j’enregistre la musique en directe et j’enregistre toutes les ambiances, tout ce qui n’est pas visible, ce qui est hors champ. C’est un travail de double écoute. D’un côté des intentions du ou de la réalisatrice, et de l’autre du direct et de la matérialité sonore liée aux aléas du réel (où on tourne, avec quels bruits, quel contexte). J’accompagne la rencontre entre les deux.
Après de manière personnelle, le cinéma est aussi le premier endroit d’expérimentation de mon imaginaire, en tant que spectatrice mais aussi comme scénariste de mes propres films. Pour moi, le cinéma permet de donner vie aux images intérieures et antérieures. Et par le son on peut en attraper la part secrète, mémorielle et sensitive.
Comment as-tu relié ces expériences dans le développement de ta Magie des contes ?
En sortant de mon école de cinéma, j’avais un désir de film très grand pour une histoire, ça s’appelait Bimal. Il y avait des fantômes, une quête identitaire, des nomades du désert, un jeune homme perdu, une sorcière en refus de quitter le monde des morts. Je n’ai jamais réussi à financer ce film. L’histoire était trop complexe, il y avait plusieurs films en un.
Pour conjurer ce blocage, je me suis lancée dans la série documentaire dont je te parlais, à la rencontre de guérisseurs et de guérisseuses qui utilisaient la musique, les histoires ou la transe pour guérir.
Pour le deuxième épisode « Le petit nomade et les gnaouas », je suis partie dans le désert au Maroc pour rencontrer les Gnaouas. C’est un peuple d’anciens esclaves qui guérissent de leur histoire collective par la transe. Là je retrouvais l’univers de Bimal, et leur histoire me touchait énormément. Les gnaouas transforment la violence de ce que leurs ancêtres ont vécus, en source de guérison et ciment de la communauté. J’ai écrit mon deuxième conte à leur contact et je commençais à me rendre compte que j’adorais ça.
J’ai voulu poursuivre la série documentaire mais quelque chose s’est fermé, je n’avais plus l’impulsion pour continuer et la suite me glissait entre les doigts.
C’est ça la magie, quand la porte est fermée c’est qu’il y en a une autre à ouvrir. J’ai alors repris l’écriture de mon film au désert. J’ai changé son titre et j’ai compris que je devais raconter quelque chose de plus proche lié à ma quête des origines, lié à ma grand-mère et à son passage imminent vers la mort. Le film est une préparation à sa disparition, un passage, un conte de guérison avec son processus de libération et dont le médium est le cinéma.
Comment as-tu pris conscience de la puissance de guérison des contes ?
C’est Rachida Brahim, qui est sociologue, qui me l’a fait réaliser. Elle avait organisé un groupe de partage sur les blessures liées à l’immigration dans le cadre de l’association “Approches Cultures & Territoires”. Pour animer son groupe, elle a utilisé mon podcast “Le petit nomade et les gnaouas” et ce qu’elle m’a rapporté, c’est que le conte du podcast a permis aux participant.e.s de se raconter, d’identifier la souffrance qu’ils venaient travailler pour la circonscrire mieux, la poser sur le corps et pouvoir s’y rapporter différemment. Le conte aidait les gens, ça leur faisait du bien. Ça a été une révélation pour moi.
Et comment la guérison est devenue un appel ?
Enfant, je comprenais les gens, surtout les adultes et la nuit je sentais mes mains qui chauffaient très fort. Je posais alors mes mains sur le genou douloureux de ma mère, c’est elle qui m’a appris que ça la soulageait.
À l’adolescence tout s’est refermé, je subissais trop dans mon corps au niveau des maladies. J’étais en crise avec ma sensibilité, j’aspirais à ne plus sentir, c’était trop, j’étais complètement dépassée. Comme ces maux n’avaient pas d’autre origine que du psychosomatique, je me sentais stigmatisée par mon entourage qui ne comprenait pas ce qui m’arrivait. En fait j’avais un gros travail à faire de libération et notamment dans le transgénérationnel.
Depuis maintenant 8 ans je m’ouvre à nouveau, grâce à un travail de compréhension de mes blessures, de mes maux du corps, je suis dans un processus d’apaisement de ma sensibilité car elle est source de magie en fait.
Comment tu es passée de recevoir le soin, à le donner ?
En entrant dans ce processus, j’ai commencé à percevoir une guérisseuse qui résidait en moi et à découvrir toutes ses ressources. C’est bien sûr aussi au contact de différents thérapeutes qui m’ont apporté des outils, des clés de compréhension, de l’empathie, de la bienveillance. Et pleins de choses dont j’avais énormément besoin. Mais le travail de fond était de rencontrer en moi, celle qui sait ce dont j’ai besoin. Celle qui connaît le chemin de ce qu’il y a à libérer, celle qui guérit.
Et en rencontrant cette guérisseuse pour moi, et bien la possibilité d’aider les autres s’est ouverte aussi.
Cette guérisseuse m’apprend à poser un nouveau regard sur la souffrance. Un regard qui comprend, bienveillant, qui refuse la complaisance, un regard qui sait. En donnant du poids à cette souffrance, en la regardant en face, alors ça peut lâcher.
Pour moi, le conte est une permission, une possibilité pour se raconter autrement, pour poser cet autre regard sur soi et sa souffrance.
Il permet de générer des alliés, de trouver de la ressource partout, c’est infini. Il y a toujours quelque chose qui a le remède au problème. Ce qui est fort c’est qu’avec ça, on est plus jamais seuls. La solitude, l’isolement, le repli qui sont de grands viviers de souffrance, peuvent se dissiper.
Une dernière question, juste pour la route : C’est quoi pour toi la magie ?
La magie pour moi c’est quand ça coïncide, quand ça se réunit, se concentre. Je dis « ça » car je n’ai pas d’autre mot pour le dire. La magie, c’est un mouvement qui invite à orienter la puissance vitale et universelle vers ce qui en a besoin. La magie circule partout mais on peut apprendre à la voir, à la sentir et à la canaliser pour mieux la rendre là où il en manque.
Merci infiniment, SAOUSSEN TATAH, pour ce récit ouvert sur celle que tu es et sur cette magie du conte.
18 mars 2022